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Euzhan Palcy, réalisatrice de "Rue Case-Nègres", première partie
Dans ce premier volet d'une interview en comprenant deux, Euzhan Palcy revient sur son début de carrière, sa passion pour le roman de Joseph Zobel, et la genèse du film "Rue Cases-Nègres"
 29/11/2004 Par Hervé Mbouguen
 
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Euzhan Palcy
©euzhanpalcy.com
   
A en croire certains de vos biographes, l'absence ou la mauvaise représentation des noirs au cinéma vous aurait décidée à devenir réalisatrice?

Très jeune j'ai développé un amour pour le cinéma, pour l'image et pour le son, puisque j'ai commencé par écrire des poèmes puis à les mettre en musique. Je me suis ensuite très naturellement adonnée à l'écriture de petites nouvelles, et j'ai été très influencée par quelqu'un comme Hitchcock. J'ai lancé à l'époque ce qu'on pourrait appeler des enquêtes policières antillaises, j'écrivais pour un journal de la Martinique qui sortait tous les mois une enquête policière signée par moi.
J'adorais le cinéma, j'y allais assez souvent, et il est vrai que j'ai été choquée par la représentation de l'Homme Noir: les films qu'on voyait alors étaient quasi-uniquement des films avec des personnages blancs, mais de temps en temps il y avait un film américain qui arrivait avec un personnage noir, mais c'était toujours dans des rôles dégradants de personnages ridicules ou d'esclaves sur qui on pouvait taper. J'ai ensuite découvert le roman de Joseph Zobel, "Rue Casse-Nègres" et c'est alors que j'ai dit à mes parents que je souhaitais devenir "faire des films". Les gens s'imaginaient aux Antilles que je voulais devenir actrice, mais non, je voulais être derrière, faire des films.

Il est sûr que cette mauvaise représentation de l'Homme Noir, cette abomination! a de plus en plus suscité en moi ce désir devenu maladif.
   

Euzhan Palcy
©euzhanpalcy.com

Jeune, femme et noire, vous partez pour la France afin de devenir réalisatrice de films "black": est-ce que n'était pas un peu osé à l'époque?

Quand j'ai annoncé mes intentions à mes parents ils n'ont pas vraiment été surpris, parce que cela faisait plusieurs années que tous les week-end je mettais en scène mes petits frères dans des représentations théâtrales où s'amusait beaucoup: j'écrivais les histoires puis je les mettais en scène.
Ils ont compris que ce n'était pas un caprice, et mon père m'a donné ce conseil: "inscris-toi à La Sorbonne, prépare une licence de Lettres, on ne sait jamais, tu es la première, tu peux te casser le nez". Je me suis donc inscrite à La Sorbonne, ce qui était assez surprenant pour les amis de mon père, car il est vrai que c'était assez osé pour l'époque, j'ai eu de la chance d'avoir un père féministe.

Euzhan Palcy
©euzhanpalcy.com
   
Vous dites d'ailleurs que votre père est "le premier féministe des guadeloupéen"

Mon père n'a jamais fait de distinction entre les garçons et les filles, pour lui les filles devaient apprendre les mêmes choses que les garçons, et j'avais par exemple le droit d'aller à la pêche avec lui, une de ses passions, et je me souviens encore d'un jour où j'ai réussi à prendre deux poissons d'un seul coup, j'ai encore la photo! (rires)
Il avait coutume de nous dire à ma sœur et à moi d'apprendre à changer des roues de voitures parce que si nous conduisions et nous trouvions en panne en plein désert, qu'allions-nous faire?

Quoiqu'il en soit, quand je lui ai fait part de mes intentions, c'est tout naturellement qu'il m'a encouragé, mais en me conseillant de faire des études "plus classiques" à côté.
   

Euzhan Palcy
©euzhanpalcy.com

En parlant d'études justement, vous avez fait des maîtrises diverses (théatre, littérature, art, ...), la célèbre école des Frères Lumière: vous avez fait des études poussées avant de devenir réalisatrice. Est-ce le chemin que vous conseillez aux artistes afro-antillais aujourd'hui: bien apprendre leur métier à l'école avant de se lancer?

On me demande souvent si on est obligé de faire une école comme je l'ai fait moi-même. Déjà les écoles ne sont pas très faciles d'accès, c'est sur concours. Je dis souvent: si on a la possibilité de faire une école, c'est important. Si on aussi la possibilité d'apprendre sur le tas, c'est encore la meilleure école, car on ne peut pas s'improviser metteur en scène ou scénariste: il y a des ficelles à apprendre, il y a des choses à savoir, des choses qui ne s'inventent pas.
Je ne dirai pas à un jeune de faire ce que j'ai fait parce qu'il n'y a pas de recette, chacun a son parcours, je suis une perfectionniste de naissance qui vise toujours la perfection, même si je sais que je n'y arriverai jamais.

J'aime la musique, je suis soprano quadrature: je me suis dit qu'il fallait que j'en sache plus sur l'opéra, j'ai suivi des cours sur l'Opéra à la Sorbonne dans mon cursus.
J'ai fait une licence de théâtre parce que je voulais en savoir plus.

Rue Case-Nègres
   
De grandes rencontres, vous ont aidée à faire vos films, à commencer par François Truffaut pour "Rue Cases Nègres". Pouvez-vous nous parler de cette rencontre et de ce film qui a eu 20 ans en Octobre dernier?

J'ai découvert le livre de Zobel à 14 ans, et il a bouleversé ma vie. C'était mon livre de chevet: je me levais la nuit pour relire des passages, et il me faisait pleurer! Le personnage qui me faisait pleurer n'était pas Maman Tine mais Médouze, que j'avais appelé gamine le Christ Noir parce qu'il était maigre, dormait sur cette planche, et en le regardant c'est comme si je regardais Jésus crucifié.

J'étais bouleversée par ce roman qui parlait de gens que je voyais, avec les enfants de qui j'allais à l'école, ou qui venaient acheter leurs provisions à la boutique de ma mère.
J'ai commencé à écrire de manière autodidacte ce que j'appelais "mon scénario", le film que je voulais faire.

Quand je suis partie à Paris j'en étais déjà à mon cinquième scénario, et j'ai rencontré la fille de François Truffaut, Laura: je partageais ma chambre de résidence universitaire avec une amie de Laura Truffaut. J'étais la seule étudiante en cinéma de ma résidence, ce qui était considéré comme "fancy" comme disent les américains. Le week-end nous allions dans un jardin alors réservé aux filles, dans lequel nous nous asseyions, prenions le thé, et je lisais des scènes de mon scénario à mes copines, qui me faisaient leurs commentaires.
Laura a lu le scénario, et savait que son père au même titre que Hitchcock, Costa Gavras, Sembène Ousmane et d'autres m'ont marquée. Elle a décidé de le montrer à son père. Une semaine après il me fait appeler par une collaboratrice.
   

François Truffaut
©madphat.com

Je me revois avec ce petit homme aux yeux perçants, qui me dit avoir lu mon scénario et l'avoir trouvé très émouvant. Il m'a dit ne pas connaître ce roman, m'a dit avoir annoté le scénario de quelques remarques, et a dit vouloir me "suivre" et que nous gardions le contact.

Il a ensuite accepté pour moi ce qu'il n'avait jamais fait pour personne, il a accepté d'être mon conseiller technique sur le film. En France quand vous obtenez une avance sur recette du Ministère de la Culture, une aide correspondant au tiers du budget du film, à deux ou trois scénarios sur les 200 ou plus qu'ils reçoivent. C'était 1 million neuf cent mille francs de l'époque sur un budget de 6 millions de francs, ce n'était pas du tout négligeable.

Je me revois avec ce petit homme aux yeux perçants, qui me dit avoir lu mon scénario et l'avoir trouvé très émouvant. Il m'a dit ne pas connaître ce roman, m'a dit avoir annoté le scénario de quelques remarques, et a dit vouloir me "suivre" et que nous gardions le contact.

Il a ensuite accepté pour moi ce qu'il n'avait jamais fait pour personne, il a accepté d'être mon conseiller technique sur le film. En France quand vous obtenez une avance sur recette du Ministère de la Culture, une aide correspondant au tiers du budget du film, à deux ou trois scénarios sur les 200 ou plus qu'ils reçoivent. C'était 1 million neuf cent mille francs de l'époque sur un budget de 6 millions de francs, ce n'était pas du tout négligeable.

Quand vous avez cette aide, comme il s'agit de votre premier film, ils vous imposent un conseiller technique, qui est là pour continuer l’œuvre en cas de problème.
Beaucoup de gens allaient voir des amis réalisateurs qui leur signaient un papier de complaisance et n'allaient jamais sur le tournage, ce que le Centre National du Cinéma, le CNC, savait pertinemment.
Je me suis naturellement tournée vers François Truffaut qui m'a donné son accord, a signé les documents que j'ai gardés précieusement après. Suzanne Chiffman m'a dit par la suite que ce que François avait fait était exceptionnel, et qu'il ne l'avait jamais fait pour personne, même pas pour Léo, ce qui m'a doublement touchée.

Rue Case-Nègres
©aquicom.org
   
Le premier jour du tournage il m'a envoyé un télégramme pour me donner sa "bénédiction transatlantique", en me disant qu'il savait que ça se passerait très bien parce que je savais ce que je voulais.

Quand le film est arrivé à Paris, l'un des distributeurs ne voulait pas que le film dépasse 1h30, hors notre montage faisait 1h40mn. Ils ont eu la même réaction que celle que les professionnels ont eu quand les films sont passés de 1h30 à 2h00: "nous allons perdre une séance, etc...". Il nous a demandé de charcuter le film pour le ramener à 1h30, ce que nous avons fait, la mort dans l'âme.
J'en ai parlé à François qui a demandé au producteur à voir le film monté. A l'issue de la projection il a dit au producteur qu'il avait massacré le film, et qu'on sentait que le film avait été coupé, qu'à peine on s'habituait à certains personnages qu'on était basculé dans une autre scène, il leur a dit "remettez les images!" et parce que c'était Truffaut qui parlait, le producteur s'est exécuté.
Dès le lendemain les images coupées ont été restituées, et c'est grâce à lui qu'une catastrophe a été évitée.

J'ai l'habitude de dire que Truffaut était un parrain pour moi mais qu'il était mon second parrain, le premier étant Aimé Césaire. Allant faire des études de cinéma, je suis allée dire au revoir à Aimé Césaire, cette personne qui m'avait nourrie intellectuellement, qui m'avait formée intellectuellement, et qui était maire de Fort de France. Césaire était mon premier parrain parce qu'il a suivi ma scolarité pendant que j'étais à Paris, se renseignait toujours quand il était de passage à Paris. Quand j'ai fait "Rue Case Nègres" il me manquait 400.000 francs français de l'époque (NDLR: environ 60.000 euros) pour obtenir l'agrément du CNC et surtout le versement de leur aide correspondant au tiers du budget.
Il a réuni le conseil municipal qu'il a convaincu de voter une subvention de ce montant, et c'est comme ça que le budget a été complété.
   

Euzhan Palcy devant une salle portant son nom
©euzhanpalcy.com

Première femme noire à diriger un film financé par Hollywood, la Légion d'Honneur des mains de François Mitterrand, une rue à votre nom en Martinique, un salle de théatre à votre nom, films soutenus par de grands noms (Disney, Paramount): comment accueillez-vous a posteriori ces reconnaissances?

J'ai obtenu sous François Mitterrand la distinction de l'ordre national du Mérite. J'ai obtenu l'ordre de chevalier des arts et des lettres décerné par le ministre Jack Lang. Et ensuite j'ai eu l'honneur de voir la naissance d'un collège qui porte mon nom, un cinéma en province du côté d'Amiens qui porte également mon nom.
Evidemment quand on m'appelle pour me demander mon avis ça me fait un drôle d'effet parce qu'en général on attend que les gens soient morts pour leur faire de tels honneurs, et ça m'a foutu une trouille terrible: sentent-ils quelque chose que je ne veux pas sentir moi qui ai tant de choses à faire? (rires).
Mon père, mes amis m'ont dit que c'est vieux jeu tout ça, qu'il faut arrêter les hommages postumes, et que c'est du vivant des gens qu'il faut leur dire qu'on les aime! Un collège veut porter ton nom? Tu iras dans ce collège, voir les jeunes, discuter avec eux. Un cinéma? Quand tu sortiras tes films tu iras y faire les premières et tu verras les gens.

Je me suis dit que c'était vrai, et la dernière distinction en date, c'est la Légion d'Honneur qui me sera décernée au mois de Septembre.
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