Nous sommes samedi matin, il est 10 :00. Mon programme de la journée est simple: Rendez-vous à 11 :00 dans un salon de coiffure d’un quartier chic de Paris. Je voudrais me faire tresser les cheveux. Je n’ai encore jamais essayé et ça fait huit mois que je me laisse pousser les cheveux pour le plaisir d’avoir des nattes toutes fines. En fin d’après-midi, hmmm… disons vers 17:30 (ne soyons pas trop ambitieuse), je ferai un peu les boutiques afin de me dégoter une petite chose sophistiquée pour ce soir. Ensuite je repasserai à la maison pour prendre une douche rapide, me maquiller et hop dans un taxi aux alentours de 20 :00 pour rejoindre mes amis. Nous dînerons ensemble dans un petit restaurant du côté du Louvre. Et ce sera chouette d’être toute jolie-toute neuve avec une nouvelle coiffure et une nouvelle robe… Bref un samedi futile et sympathique en perspective. 11 :00 : C’est parti ! J’arrive dans le salon. On me l’a recommandé comme une valeur sûre de la coiffure afro- parisienne. Beaucoup de célébrités en seraient des habituées, le salon serait élégant et spacieux. Effectivement, pas mal : velours bleu, dorures et glaces teintées. S’y trouvent déjà quelques femmes antillaises, africaines et magrébines. Ca papote tranquillement. Une discrète musique en fond sonore. Je me dis que peut-être ai-je enfin trouvé « mon salon de coiffure à moi » (le rêve de nombreuses femmes noires, croyez moi !). Un tout jeune homme fluet s’avance et me propose de s’occuper de moi. Un garçon ? Super, ça change ! En plus il a l’air de s’y connaître : « Oui, vous avez largement la bonne longueur pour faire des nattes et ajouter des mèches. Oui dans 3 heures, 4 maximum, j’aurai fini ». J’adoooore ! Tout cela est tellement positif, tellement « tu-as-fait-le-bon-choix-en-venant », tellement « je-vais-faire-du-bien-à-ton-look-darling », tellement « et-en-plus-ça-va-aller-vite » ! Je choisis les mèches avec lui. Un châtain foncé, c’est très bien. Ne nous lançons pas dans des changements de couleur trop radicaux qui ne conviendraient pas à ma personnalité. Mes cheveux gagneront 30 centimètres en un week-end, c’est déjà pas mal comme transformation ! 12 :00 : Mon tressage a commencé. Bon ça fait un peu mal mais le début est très bien : la bonne couleur, à peine plus claire que ma couleur naturelle de cheveux, la bonne forme sur le devant : la raie est impeccablement située et ça donnera un joli mouvement. Et surtout, les nattes sont ultra-fines, juste ce que je voulais. 13 :00 : Dans le salon tout le monde semble se connaître. En arrivant on fait la bise à la patronne, élégante et affable. Les gobelets de café et les magazines circulent. Les commérages bon enfant aussi. Pas un regard pour moi, normal je suis une cliente anonyme. 14 :00 : La patience est la clé de cette journée je le sais. Pourtant je demande à faire une petite pause cigarette. Sur le trottoir, juste devant le salon, j’explique au téléphone à une amie que « Tout va bien pour le moment, même si j’ai un peu mal au dos, position immobile oblige. J’ai un peu faim, mais non, pas de saut rapide à la boulangerie car mon objectif premier est de maintenir le timing promis par Marvin. C’est le nom de mon coiffeur, j’ai entendu sa patronne l’interpeller tout à l’heure. Quant à nos relations, jusqu’à maintenant elles sont plutôt…silencieuses. D’où mon envie de bavarder un peu. » 16 :00 : J’ai faim. Je me damnerais pour un café. J’ai mal au dos. Si j’abstrais la courte conversation téléphonique avec mon amie, cela fait maintenant 4 heures qu’aucun être humain ne m’a adressé la parole. Je commence à comprendre mes copines maliennes qui ne font cela qu’en famille. Elles y passent la journée, entre cousines, sœurs ou copines, à piailler toutes ensemble, s’octroyant, quand elles le souhaitent, des breaks pour manger, boire ou juste souffler. 17 :00 : Seuls les deux tiers de ma tête sont tressés… La faim est passée et de toute façon j’ai renoncé à me risquer dans le quartier à la recherche d’un chausson aux pommes, avec cette dégaine d’alien ébouriffé. Personne ne m’a proposé ne serait-ce qu’un verre d’eau. Je commence sérieusement à trouver le temps long. Je m’ennuie ! La déprime s’empare de mon bel optimisme du début surtout que je vois bien qu’il en a encore au moins pour une bonne heure et demie (naïve que je suis…). J’ai bien tenté quelque remarques sur la météo pendant ces quelques heures, mais sans succès. Marvin reste muet comme un moine chartreux en pénitence. Amen. 18 :30 : Le salon s’est relativement vidé. La patronne s’apprête à partir. Un des coiffeurs, probablement son second puisqu’il donne des ordres aux autres, se penche vers moi. Joie ! « Euh, excusez-moi…madame Célimène va partir. Elle ne quitte jamais le salon sans la totalité de la caisse ». Moi : « Ah ? » Le Second : « Oui je vais vous demander de bien vouloir me régler les 130€ maintenant » Moi : « Ah ? Euh... Mais c'est-à-dire que ben en fait il n’a pas fini. » (Non, vraiment, il n’a pas fini.) Le Second : « Oui, mais c’est comme cela que nous faisons ici. » Je le paie en espèces. 18 :40 : Marvin le muet me parle. Et là, attention. Parce que c’est maintenant qu’il faut suivre l’histoire (qui tarde à démarrer, je vous l’accorde) Marvin : « On pourrait mettre du blond non ? » Moi : « Ah non, non. » 18 :45 : La nuit est tombée. Il ne reste plus que lui, moi, le Second et une jeune femme qui patiente pour un simple un brushing. Marvin : « On pourrait mettre du roux, ce serait bien, non ? » Moi : « Ah non, non. On ne change rien. On reste sur la même couleur » Marvin : « Oui mais c’est joli quand c’est mélangé… » Moi : « ben peut-être mais moi je préfère la sobriété, la même couleur partout ce sera très bien. Surtout qu’il ne reste que le dessus de ma tête à faire. » Puis en aparté : J’aimais mieux quand tu parlais pas, Marvin. 18 :50 : Aaaargh !!! Marvin n’a plus de mèches châtains mais ma coiffure n’est pas terminée. Il m’annonce ça comme ça, à presque 19 :00, après 7 heures de souffrance, d’ennui, d’espoir, de faim, de soif et j’en passe ! Moi, donc : Aaaargh !!! Lui : On met du blond ? Mortifiée, m’imaginant déjà faisant mon entrée au bureau lundi avec: 1/ le dessus de la tête non tressé ou, 2/ le dessus de la tête blond platine comme Rick James et le reste brun, Je reste bouche bée par l’horreur. L’horreur ET la colère. J’ai envie de leur casser la figure à tous ! A lui, l’ancien muet. A son collègue, totalement indifférent, qui balaie en soupirant parce qu’il est tard et qu’il a encore Madame brushing qui l’attend. Et à cette dernière, qui pouffe discrètement en me regardant dans le miroir (Bravo la solidarité féminine ! Vision furtive d’elle, à terre, électrocutée par le sèche-cheveux) Moi : OK on met du roux. 19 :35 : Après d’interminables minutes d’inaction, Marvin s’est enfin décidé à partir en courant chez le dernier coiffeur du quartier encore ouvert pour emprunter des mèches roux foncé (le moins pire, dirons-nous). J’attends son retour dans une angoisse indicible. Je ne pense même plus à ma tenue, mon maquillage ou mes amis qui vont attendre. Je veux juste sortir d’ici. L’autre type n’a pas eu seul mot de réconfort, encore moins d’excuse. De toute façon j’ai déjà payé. Une ristourne ? Je n’y ai même pas pensé. Lui non plus apparemment. 20 :10 : Je sors du salon. Les deux zozos sortent et ferment à ma suite. Je sais que je ne remettrai plus jamais les pieds Chez Célimène. Epuisée, j’appelle mes amis pour me décommander. Et je me dis en partant seule dans la nuit glacée, la tête bicolore et douloureuse, que vraiment, il y a un problème avec les salons de coiffure afro à Paris. Illustration signée Haneek S Découvrez son site
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