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"La vie scélérate" de Maryse Condé
Lecture du roman de Maryse Condé, "la vie scélérate", récompensé par l'Académie Française en 1988
 25/01/2007 Par Yanne C.K (Iphri.net)
 
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"I shall teach..."

Marcus Garvey, noir et bas sur pattes comme un taureau d’arène, bondit sur une estrade et se mit à parler. Et ses mots transfigurèrent le présent, bâtirent l’avenir.

- Un jour, un jour, la race noire étonnera le monde…

Transporté, Albert suivit Marcus sans jamais essayer de lui parler cependant, à Frijoles, Gorgones, Bas Obispo, Paraiso, partout oú il s’adressait à ses frères. Dans des hangars, sous des baraques férocement gardées par les policiers de la zone du canal, mitraillette pointée à l’avance sur le ventre des séditieux, Marcus Garvey prononçait des mots qu’avant lui on n’avait jamais entendus. Justice. Liberté. Albert s’abonna à La prensa, le journal que Garvey faisait paraître tant bien que mal et le samedi, refusant les beuveries de Jacob, s’absorbait dans sa lecture. Une fois il alla rôder près du modeste bureau de Garvey où on vendait des publications froissées, Africa Times, Orient Review et, après bien des tergiversations, finit par y entrer.

Malheureusement, Garvey lui-même ne s’y trouvait pas et un de ses lieutenants mit entre les mains d’Albert un pamphlet à un dollar.
Marcus Garvey ne manqua pas de remarquer ce grand nègre noir à crinière blanche, sombre et silencieux, vêtu avec une élégance qui tranchait sur la dégaine crottée des travailleurs du canal.
   

Marcus Garvey

En 1904, le gouvernement américain décide de creuser à Panama un canal qui reliera les océans Atlantique et Pacifique. La main d’oeuvre pour ce projet pharaonique est toute trouvée: les Nègres depenaillés qui viennent tout juste de briser leurs chaînes, et qui préfèrent n’importe quel travail à celui de la canne.

Parmi eux, se trouve Albert Louis. C’est un Nègre noir, très noir, si noir qu’il en est bleu. C’est aussi un Soubarou, un Moundongue, c’est à dire un Mal-Nèg, taciturne, renfermé, inquiétant, vivant en permanence sous une intense tension silencieuse, en pré-explosion. Contrairement aux autres travailleurs qui claquent leur misérable paye dans des bordels et des tripots encore plus misérables, Albert Louis économise sou par sou avec une résolution inébranlable.

Un jour, dans le bourbier de Panama, survient un évènement qui changera sa vie; il rencontre un certain Marcus Garvey, dont la philosophie rénovatrice, et surtout révolutionnaire pour l’époque, peut se synthétiser en une seule phrase: “I shall teach the Black Man to see beauty in himself”.
Ce message touche le Nègre-bleu. C’est une profession de foi qui entre en résonance aiguë avec une fibre enfouie au plus profond de son être. Il écrit même plusieurs lettres à Garvey: “Très Honorable Marcus Garvey, Je vous ai suivi quand vous étiez à Panama, et suis des innombrables nègres à la surface de cette triste planète terre que vos paroles boulversent. Je porte une de vos phrases dans ma tête et dans mon coeur…”

Albert Louis décide alors d’élargir son univers, de voyager, de s’élever intellectuellement. Avec lui comme un viatique, une conviction: “… je crois toujours que notre race se vengera de toutes les humiliations qu’elle subit encore chaque jour. Je sais que l’histoire que nous construirons étonnera le monde”. A cette profonde conviction teintée de militantisme négriste, il couplera paradoxalement une farouche âpreté au gain, un sens éhonté de l’exploitation. De retour dans son île natale, il fera alors partie des premiers descendants d’esclaves ayant assimilé les canons idéologiques de l’ultra-libéralisme.

Cherchant à étendre le garveyisme, le Moundongue tentera même de mettre pied en politique. Devant les obstacles posés par la békaille, à chaque fois plus hargneuse et jalouse de ses privilèges, son constat sera amer: “Ils nous haïssent! Ils ne nous pardonnent pas d’avoir quitté la canne. C’est sur un cabrouet à boeufs, fouet en main, qu’ils voudraient nous voir”.
   
Il se refugiera alors dans ses instincts primaux de Mal-Nèg, dans une solitude sauvage et stoïque, proche de la folie et du délire de persécution paranoïaque. Une solitude obéissant à des règles très simples: ne pas fréquenter les Blancs, “les ennemis naturels”; ne pas fréquenter les Mulâtres, ces “odieux bâtards ayant hérité de l’arrogance de leurs pères et oublié qu’ils sortaient de ventres de Négresses”. Et surtout, ne pas fréquenter les Nègres, car “de toute éternité les nègres ont haï leur semblables et cherché de toutes leurs forces à leur nuire”.

Mais la vie est une scélérate. La descendance d’Albert Louis n’aura de cesse de transgresser les lois non-écrites de l’aïeul vénérable, à travers des unions contre-nature, à travers le renoncement, à travers la trahison et l’oubli. Les années passent, de nouveaux Louis naissent, et si pour eux Garvey n’est qu’un lointain echo, les Malcolm X, les Martin Luther King, les Black Panthers, mais aussi les Duvalier et d’autres encore sont des protagonistes plus réels.
La vie scélérate est donc la photo de famille, sur trois générations, des Louis. C’est aussi une fresque de l’évolution et de la formation des classes moyennes Noires dans les caraïbes. Mais c’est surtout une profonde réflexion sur le militantisme, sur l’identité raciale et culturelle.

Ici encore, Maryse Condé a utilisé un concept narratif très proche de celui de Ségou: décrire un vaste mouvement historique et social à travers les destins croisés d’un patriarche et de ses descendants. C’est ainsi qu’à travers le destin des Louis, elle ebauche une image synthétique de l’émancipation des Noirs aux caraïbes dans la première moitié du XXe siècle. Et en même temps, La vie scélérate possède un axe psychologique fort, car tout au long de cette saga aux relents marquesiens, ne plane que le spectre du Soubarou.
Albert Louis, secret et digne comme un mapou, un homme complexe, torturé et ambigü dont la seule éloge funèbre fut: “S’il avait eu une autre couleur et s’il était né dans un autre pays, il serait allé très loin.”
   

Maryse Condé

Il y a vingt ans, quand j’ai commencé à écrire, j’avais lu Césaire et donc écrire était un acte collectif : j’écrivais pour les autres. Il fallait toujours que le sujet du roman soit clairement un sujet révolutionnaire, le mot est fort, mais un sujet qui permette au peuple de s’identifier. Je me suis rendu compte très vite qu’avoir des héros positifs, avoir des situations exemplaires, avoir une sorte de fin qui serait heureuse, ouverte, c’est un piège. En fait, si je suivais toutes ces exigences, cela m’amenait à faire une littérature fausse, uniquement construite sur des clichés. Dire que le “je” est un “nous”, c’est un mythe.
(...)
L’écrivain a quand même un devoir, s’il en a un, c’est de réfléchir plus profondément aux situations que celui qui est empêtré dans la vie. Il a le loisir de rentrer dans son bureau, de passer sa journée à réfléchir et à écrire ; il faut donc qu’il profite de cette liberté, de cette chance miraculeuse, pour réfléchir plus profondément à certains problèmes et les présenter aux autres.


Maryse Condé


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